4. Pour répondre à la violence

La justice transformatrice présente l’avantage de ne pas simplement pelleter le problème de la violence dans la cour des voisins, en excluant de la communauté la personne qui l’a commise. Elle cherche aussi à éviter d’alimenter le cycle de la violence en passant par le système judiciaire et carcéral, qui, en plus d’être lui-même violent, a des conséquences négatives pour la communauté une fois que la personne a purgé sa peine et réintégré la communauté. 

La justice transformatrice encourage les communautés à développer leur autonomie et à acquérir les compétences nécessaires pour identifier et interrompre les situations de violence. Cela inclut, par exemple, l’auto-défense physique, émotionnelle et mentale, les compétences en intervention psychosociale ou en gestion de crise, les compétences relationnelles, ainsi que l’utilisation de ressources communautaires, comme la pression sociale, pour faire cesser des comportements inacceptables. Certaines violences structurelles ne peuvent pas être complètement éliminées dans l’immédiat, mais il s’agit de les rendre visibles, de les minimiser, de créer des îlots de sécurité relative et de prendre soin des conséquences qu’elles entraînent, et d’éventuellement les changer globalement.

La justice transformatrice invite aussi à développer les compétences nécessaires pour mener des processus de responsabilité communautaire qui suivent l’interruption des actes de violence. Ces processus incluent la réparation, la transformation et la guérison. Il est utile de distinguer ces deux étapes : l’interruption de la violence constitue en une première phase préalable au processus, qui ouvre la voie à ces démarches de réparation, de guérison et de transformation. 

S’assurer qu’il s’agit bien de violence 

Avant de se lancer dans un processus de responsabilité, il est essentiel de vérifier que l’on fait bien face à une situation de violence. Identifier le ou les types de violence présents dans la relation peut être utile. 

Certaines situations peuvent sembler justifier un processus de justice, mais ne révèlent finalement pas de violence clairement identifiable. Par exemple:

  • Une personne a pu être émotionnellement déclenchée en raison de traumatismes et a vécu la situation comme violente, alors qu'il n'y a eu ni bris de consentement ni tor (émotionnel, psychologique, matériel, physique ou spirituel), en dehors des émotions difficiles pouvant engendrer des conséquences matérielles ou relationnelles

  • la situation relève plutôt d’un conflit particulièrement envenimé, avec une forte charge émotionnelle et des comportements blessants

Définir la violence

Les définitions classiques de la violence, comme celle de l'Organisation Mondiale de la Santé, la décrivent comme « la menace ou l’utilisation intentionnelle de la force physique ou du pouvoir contre soi-même, contre autrui ou contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fortement d’entraîner un traumatisme, un décès, des dommages psychologiques, un mal développement ou une carence. » L’accent sur l’intention facilite la désignation d’un coupable, ce qui cadre bien avec une justice punitive. Cependant, cette vision néglige les violences non intentionnelles. 

Dans une perspective de justice transformatrice, nous ajoutons une analyse systémique pour comprendre la violence. Si l’intention reste un critère clé, nous reconnaissons que dans un monde marqué par des systèmes d’oppression (patriarcat, colonialisme, capitalisme, suprématie blanche et humaine), beaucoup de violences sont involontaires. Les normes sociales influencent les comportements individuels, parfois sans qu’on en soit conscient.es, comme dans le cas des micro-agressions ou des discriminations. Ces actes, bien qu’ils puissent être non intentionnels, causent tout de même des torts. 

Dans ces systèmes de domination, nous n’apprenons souvent pas à naviguer le consentement ou à développer de la sensibilité envers les autres, ce qui conduit à la normalisation de gestes violents. Par exemple, la culture du viol enseigne des idées comme le devoir conjugal ou que « non » signifie « oui ». Les micro-agressions, également, sont souvent commises sans que la personne en soit consciente, mais elles s’accumulent et causent des blessures profondes. Une analyse systémique permet de voir comment ces comportements qui peuvent paraître « normaux » ou bien intentionnés s’inscrivent dans un cadre plus large de domination.

Pour comprendre une situation de violence, il faut prendre en compte une diversité de facteurs, incluant non seulement les intentions et l’ampleur des dommages, mais aussi le contexte des dynamiques de pouvoir et d’oppression. L’approche systémique nous amène à examiner la responsabilité collective, que ce soit à l’échelle locale ou à une plus grande échelle. En réalité, la violence n’est pas innée, elle s’intègre en apprenant à reproduire des rapports de domination, parfois en réponse à des expériences de violence ou de traumatismes. Cette analyse qui relie l’individu aux systèmes plus larges, doit orienter les démarches de réparation, de transformation et de guérison nécessaires pour traiter la violence. 

Bris de consentement et violence

En s’inspirant du travail de la thérapeute Betty Martins, qui a développé la Roue du Consentement, il est important de distinguer la violence des bris de consentement. Martins définit le consentement comme un accord éclairé et volontaire, donné sans coercition ni manipulation. Elle souligne que le consentement doit être réciproque, fluide et continuellement renouvelé, tout en reconnaissant que les dynamiques de pouvoir peuvent en affecter la nature. 

Tous les bris de consentement ne relèvent pas nécessairement de la violence, bien que certains puissent être des formes d’abus ou de transgression nécessitant réparation. Il existe une gradation dans les bris de consentement : certains résultent simplement de malentendus ou d’une mauvaise communication, tandis que d’autres sont enracinés dans des dynamiques de pouvoir, de coercition ou d’oppressions systémiques. Il est aussi essentiel de noter que la mauvaise communication peut elle-même être influencée par ces dynamiques de pouvoir. Ainsi, il faut examiner la nature des rapports de pouvoir et les intentions qui sous-tendent un bris de consentement. 

La violence ne se définit pas seulement par l’acte en lui-même, mais aussi par ses conséquences et par l’intention, ou l’insouciance, quant à l’intégrité d’une personne. Un bris de consentement devient violence lorsqu’il cause une atteinte physique, émotionnelle ou psychologique, souvent liée à l’exploitation des vulnérabilités ou des inégalités de pouvoir. 

Même si une situation n’est pas perçue comme violente entre les deux personnes impliquées, un bris de consentement peut s’inscrire dans un contexte systémique de violences répétées et être vécu comme tel par la personne dont le consentement a été brisé. 

Qu’il s’agisse de violence ou non, tout bris de consentement exige une forme de réparation et un soutien à la guérison, proportionnel à la gravité de l’atteinte. Même les bris de consentement que l’on ne qualifierait pas de violence doivent être pris au sérieux pour éviter l’apparition de schémas destructeurs et pour restaurer la confiance dans les relations, et au sein de la communauté. 

Différence entre conflit et violence

Vous pourrez trouver plus d’informations sur les conflits dans notre section Résolution de conflit

Un conflit est une dynamique dans laquelle deux parties contribuent à l'escalade des tensions, bien que cela ne se fasse pas toujours de manière égale. Chaque partie détient un certain pouvoir et une part de responsabilité dans la situation.

Dans Le conflit n’est pas une agression, Sarah Schulman affirme : « Je définis le conflit comme une lutte pour le pouvoir, et l'abus comme l’exercice d’un pouvoir sur autrui. L'abus est donc un acte imposé à une personne, qu’elle ne peut ni créer ni arrêter. À l’inverse, un conflit survient lorsque deux parties participent (pas nécessairement de manière égale) à l'escalade. Dans ce cadre, chaque partie détient un certain pouvoir. » Les conflits requièrent une analyse des dynamiques interpersonnelles, sans les réduire à de simples rapports de force, comme c'est souvent le cas avec la violence. Lorsqu'il est question de violence ou d'abus, la responsabilité incombe toujours au parti qui l'a commise, jamais à la personne qui la subit. Par contre, dans un conflit, chaque partie a un certain pouvoir et une responsabilité dans la dynamique. 

Le Regroupement des Maisons pour Femmes Victimes de Violence Conjugale clarifie également la différence entre violence conjugale et conflit : « Dans un simple conflit, le but n’est pas de contrôler et de dominer, mais de s’affirmer et de convaincre l’autre de son point de vue. Personne n’a peur, et les deux se sentent libres de s’exprimer et de réagir. » 

Lorsqu'un conflit est mal géré ou mal compris, il peut parfois être confondu à tort comme de l'abus ou de la violence. Il est aussi fréquent que la souffrance liés à l'inconfort d'un conflit, qui peut être blessant ou susciter des émotions difficiles telles que la peur, la colère ou la tristesse, soit perçue comme étant de la violence. Ils peuvent également raviver des traumatismes passés non résolus, et ainsi renforcer l’idée que les conflits sont intrinsèquement violents. Pourtant, il est essentiel de reconnaître que les désaccords et les divergences ne constituent pas en eux-mêmes des actes de violence.

En étiquetant les conflits comme de l’abus, on risque de banaliser la gravité et l’urgence des véritables situations d’abus, ce qui peut aussi engendrer du scepticisme face aux vraies situations d’oppression ou de violence, créant ainsi une sorte de désensibilisation. 

Nommer une situation comme violente peut permettre à la personne qui subit de reprendre du pouvoir dans un contexte où elle se sent démunie. Cela peut devenir un acte de résistance et d’autonomisation. Cependant, dans certaines situations conflictuelles, il peut arriver que des comportements soient décrits comme violents pour prendre l’avantage dans une lutte de pouvoir. Il est donc important de distinguer clairement le conflit de la violence, tout en reconnaissant qu’il peut exister un continuum entre les deux. Analyser soigneusement les situations, notamment lorsque la responsabilité semble partagée, est essentiel pour déterminer s’il s’agit réellement de violence ou d’un désaccord ou conflit avec une lutte de pouvoir. 

Certains conflits peuvent inclure des éléments de violence à ne pas minimiser, sans pour autant être entièrement violents. Un conflit peut également dégénérer en violence s’il n’est pas géré correctement, ou si l’une des parties exagère les torts pour échapper à sa responsabilité. Comme l’écrit Sarah Schulman, les conflits eux-mêmes contiennent un potentiel de violence, en particulier lorsqu’ils s’inscrivent dans des dynamiques de pouvoir ou des problèmes non résolus. Pour éviter que les conflits ne mènent à de la violence, il est donc essentiel de les adresser.

Différence entre dynamiques de pouvoir et violence

Il est crucial de distinguer les déséquilibres de pouvoir des actes de violence. Une situation peut inclure des disparités économiques, sociales, émotionnelles ou institutionnelles sans que cela implique nécessairement de la violence dans la relation interpersonnelle. Il faut bien différencier ce qui constitue la violence et le contexte où une dynamique de violence peut s’être installée. Par exemple, des relations asymétriques entre individus ou groupes, que ce soit en termes d’accès aux ressources symboliques ou matérielles, ne sont pas toujours synonymes d’abus ou de contrôle par la force. Prenons l’exemple d’une relation conjugale où il y a des violences physiques et psychologiques : même si l’un des partenaires  dispose de plus de ressources financières, ce déséquilibre économique rend difficile le départ de l’autre, mais cela ne veut pas dire qu’il y a forcément violence économique, c’est-à-dire que l’un recherche à contrôler l’autonomie financière de l’autre.  

Cela dit, dans des contextes d’oppression systémique, il est essentiel de comprendre comment le pouvoir peut influencer les dynamiques de violence et la prise de responsabilité. Une position de privilège peut servir à prendre le dessous ou à contrôler l’autre, que ce soit par exemple par des insultes, des abus psychologiques, des menaces liées à l’immigration, ou l’utilisation de privilèges pour faire taire quelqu’un. Il est donc important de reconnaître et d’analyser comment divers privilèges et oppressions se manifestent dans les relations. Par exemple, les positions sociales liées à la race, au genre, à la capacité ou à la classe peuvent renforcer des dynamiques relationnelles qui favorisent l’apparition de violence. 

Différence entre abus et auto-défense 

(adapté du Creative Intervention Toolkit)

Même si l’auto-défense peut impliquer le recours à la violence, il est important de distinguer cette forme de violence de celle qui est utilisée pour obtenir ou maintenir le contrôle et le pouvoir sur une autre personne ou un groupe. L’autodéfense se base sur la protection de son intégrité physique et émotionnelle dans un contexte où l’on subit déjà des violences ou des menaces. Elle émerge comme une réponse nécessaire pour assurer sa propre sécurité face à une situation de danger, et non comme un moyen pour renforcer son pouvoir sur l’autre.

Il peut être difficile de faire la distinction entre violence abusive et autodéfense, mais l’essentiel est de comprendre qui est principalement affecté et qui cause principalement le tort. Souvent, il existe un schéma récurrent où l’une des deux personnes exerce le contrôle, tandis que l’autre réagit. Pour différencier l’auto-défense de la violence abusive, on peut se poser plusieurs questions :

  • Qui a le plus peur?

  • Qui initie la violence?

  • Qui finit par être blessé.e?

  • Qui est plus vulnérable?

  • Qui doit constamment s’adapter aux besoins de l’autre?

  • Qui doit toujours avoir le dernier mot?

  • Qui utilise la violence pour maintenir ou accroître son pouvoir et son contrôle (violence abusive)? 

  • Qui utilise la violence pour protéger sa sécurité et son intégrité dans une situation déjà violente (autodéfense)?

Différents types de violences

Abus : Contrairement à des actes de violence isolés ou ponctuels, l’abus s’inscrit dans un schéma répétitif de comportements violents et coercitifs, sur une longue durée. Il s’agit d’un usage excessif, inapproprié et injuste du pouvoir, de l’autorité ou du contrôle exercé sur une personne ou un groupe. L’abus peut se manifester de différentes façons : physique, psychologique, émotionnel, sexuel, financier, et plus encore. Souvent, cela implique une violation répétée des droits et de la dignité de la personne visée, en exploitant sa vulnérabilité ou sa dépendance. (source : le psychologue Joshua Turner)

Violence sexuelle : La violence sexuelle inclut tout acte à caractère sexuel imposé à une personne sans son consentement. Cela comprend le viol, les agressions sexuelles, le harcèlement sexuel, la coercition sexuelle, l’exposition forcée à du contenu de nature sexuelle, ou encore d'autres formes d'exploitation sexuelle. Ces actes peuvent être commis par un partenaire intime, des ami-es, des membres de la famille, des inconnu.es ou des figures d'autorité. Ils peuvent se produire dans différents contextes, que ce soit au sein de relations personnelles, sur un lieu de travail, dans des institutions, des espaces publics, ou en ligne. La violence sexuelle peut avoir de lourdes conséquences sur la santé physique, mentale, sexuelle et émotionnelle des personnes qui la subissent. (Source: Institut National de Santé Publique du Québec)

Violence psychologique: La violence psychologique cherche à contrôler l’autre en sapant son estime de soi et sa perception de la réalité. Elle peut prendre la forme de critiques constantes, d’humiliations, de détournement cognitif (gaslighting), de manipulations émotionnelles, de chantage, d'isolement ou de contrôle social, de menaces ainsi que de comportements erratiques ou chaotiques comme les sautes d’humeur et les crises imprévisibles. Souvent plus subtile que d’autres types de violence, elle se manifeste dans les relations intimes, au travail ou dans les interactions sociales, créant un climat d’insécurité et de dévalorisation et des sentiments de confusion et de doute. (source : Clinique Psychologie Québec)

Violence verbale: La violence verbale se traduit par des paroles ou un langage non verbal ou un ton agressif, blessant ou dénigrant. Cela peut inclure des insultes, des menaces, des humiliations, des critiques constantes, ou des sarcasmes. Elle peut affecter l'estime de soi et peut dégrader les relations interpersonnelles, avec des impacts profonds sur la santé mentale. (source : Gouvernement du Québec)

Violence économique : La violence économique consiste à contrôler ou manipuler les finances d'une personne pour l’isoler et la maintenir dans une position de dépendance ou pour limiter son autonomie. Cela peut se traduire entre autres par la confiscation des revenus, le contrôle du budget, ou des actions visant à saboter l’emploi de l’autre. Ce type de violence peut survenir dans les relations familiales, conjugales ou professionnelles, entraînant une dépendance financière forcée et d'autres conséquences néfastes. (source : SOS violence conjugale )

Violence physique : La violence physique englobe toute forme de violence exercée contre une personne, des objets ou des animaux, allant d’agressions physiques à des homicides. Bien qu’elle puisse être difficile à identifier, car elle est souvent cachée ou justifiée, elle peut se manifester par des blessures non expliquées, des comportements évitants ou une anxiété généralisée. Elle se rencontre dans divers contextes, notamment au sein des relations conjugales, familiales ou sociales. (source : Gouvernement du Québec)

Violence conjugale : La violence conjugale survient au sein d'une relation intime, où l’un.e des partenaires impose un contrôle coercitif sur l'autre. Elle inclut souvent plusieurs formes de violence - psychologique, sexuelle, verbale, économique et physique - utilisées de manière répétée pour intimider, humilier, punir, isoler, dominer ou priver la personne de sa liberté. Les victimes peuvent avoir du mal à reconnaître ou dénoncer cette violence conjugale à cause de la peur, de la honte ou de la manipulation. (source : Regroupement des Maisons des Femmes Victimes de Violence Conjugale

Violence systémique : La violence systémique désigne les formes de violence subies en raison des structures sociales en place. Elle est souvent liée à des systèmes d’oppression comme le racisme, le colonialisme, le patriarcat, le capitalisme, le capacitisme ou le spécisme. Ces dynamiques sont souvent reproduites et renforcées par des institutions comme les gouvernements, les écoles, le système judiciaire ou les entreprises, et ont pour effet de rendre invisibles ou banales ces violences, tout en légitimant leur existence.

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